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[ IL ]

Détour sans détour ?

En bifurquant, on continue à suivre un chemin, même en prenant des détours.

S’il y a un chemin, c’est que quelqu’un est passé avant, mais si celui-ci devient de plus en plus tortueux, peut-on le prendre même au mépris du risque ? Est-ce qu’on le défriche ? Il n’est jamais facile de savoir si l’on retombera sur notre chemin.

Détour sans retour

S’égarer volontairement suppose de baliser son chemin pour mieux se perdre, et ce dans le but de commettre une effraction, de briser la barrière pour arriver quelque part sans y avoir été attendu.

Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1935. – posait comme postulat la remise en question du caractère singulier de l’objet d’art en tant que présupposé de sa valeur pour en privilégier les processus et les interactions.

Et c’est précisément parce que les intelligences artificielles conçoivent des modes de traitement des données sous l’angle des similarités et privilégient les solutions établies les plus efficaces qu’elles ne parviennent pas – selon la thèse de l’article de Lev Manovich, « Une esthétique post-média », appareil, nᵒ 18 (13 avril 2017), https://doi.org/10.4000/appareil.2394. – à véritablement se singulariser.

Il s’agit de définir des chemins, non pas sous l’angle de la possibilité mais sous celui de la potentialité.

Ainsi, les modèles virtuels proposés par le numérique, notamment par la simulation, permettent d’échapper à la résistance qu’oppose la matière physique dans ses manipulations.

L’exploration des possibilités d’un médium au travers de ces innovations techniques permet d’en renouveler son langage.

Le fait de filmer en extérieur, de sortir du studio grâce à la miniaturisation des dispositifs de captation, déplace le regard vers de nouveaux champs inexplorés, une caméra portable donne un degré de liberté que ne permet pas un rail de traveling.

Lorsqu’on explore l’histoire des médias depuis leur création, on voit qu’ils ouvrent tous de multiples possibilités ; c’est la standardisation des procédés et usages qui réduit le champ des possibles en limitant le nombre de dispositifs.

Si nos outils de création sont soumis à la normalisation, ils peuvent nous emmener à affirmer que :

L’art c’est l’exception, la culture c’est la règle.

Il y a quelque chose dans la digression qui relève d’un langage, d’une écriture et non plus d’une figure rhétorique au sein d’un discours – te souviens-tu de la parenthèse ? – peut-être serait-il intéressant de le développer ?

Qu’est-ce que supposerait l’expérience de la digression dans une œuvre interactive ? Est-ce qu’elle en renouvellerait sa représentation ?

Il faut maintenant poser un certain nombre d’hypothèses, se faire un schéma expérimental : s’agit-il de faire perdre le spectateur, de capter son attention ou carrément de l’empêcher de digresser ?

La scène de torture d’Alex, lorsqu’il est sur le fauteuil, les yeux écarquillés – dans le film de Stanley Kubrick, « Orange Mécanique » (2h 16min, 1972). – montre bien avec quelle violence on peut aller pour capter l’attention de quelqu’un sans son consentement !

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Car ce que l’on raconte par le médium et ce que l’on choisi de montrer découlent de cette intention de départ, proposer des chemins multiples pour échapper à cette captation d’attention. Peut-être qu’il te faudrait développer un certain nombre de pièce où tu mettrais en exergue ces différents concepts.

Je pense notamment – comme dans le film d’Agnès Varda, « Cléo de 5 à 7 » (1h 30min, 1962). ou dans le cinéma de la modernité – à ces rencontres au coin de la rue qui commencent et finissent sans crier gare. L’imprévisibilité est une composante du monde réel, c’est ce qu’on appelle la contingence.

Et c’est aussi pour cela qu’Internet et l’hypertexte font peur. De par leurs nature délinéarisée, ils sous-tendent la digression en tant que médium et nous ramènent à l’angoisse de la perte d’attention et de l’affaiblissement de la mémoire, phénomène dont les psychologues nous mettent en garde.

Cette peur va de pair avec l’idée que cette perte nous éloignerait de notre histoire, de nos cadres structurants, et nous emmènerait vers notre fin. Le hasard contiendrait à la fois une valeur créative et une valeur chaotique.

D’une certaine manière, le Nouveau Roman – dont l’ouvrage d’Alain Robbe-Grillet, Les gommes (Les Éditions de Minuit, Paris, 1958). en est le plus caractéristique – s’est attelé à casser la structure du récit romanesque et la certitude de son inéluctable linéarité, lui permettant de dépasser les impasses formelles auxquelles le roman même était confronté.

Et c’est justement là où la digression est salutaire, lorsqu’elle redonne la possibilité d’explorer, qu’elle devient un moyen d’étendre les limites de l’art, donc de faire de l’art.

Il y a des artistes qui explorent tout le potentiel d’un médium quand d’autres démontent des systèmes. Que l’on décide ou non de casser ou de développer des formes hyper spécialisées, l’Art s’actualise par rapport à ces transformations puisque ce sont ces mêmes forces qui permettent de développer de nouveaux médias, de nouvelles formes et de nouveaux langages.

On en revient à ce que Michel Foucault définissait dans sa notion d’Épistémè, où les conditions qui définissent nos pensées et nos modes d’expressions changent en permanence et que chaque époque doit en définir à nouveau les termes.

Mais quelle est la finalité de cette digression ? Est-ce qu’elle renforce le but ? En ce sens, est-ce que le labyrinthe est la forme ultime de digression ?

Là est l’enjeu de la singularisation au sein d’une bifurcation, car les systèmes actuels digressifs amènent davantage vers un formatage : c’est l’objet de la critique de l’ouvrage de Bernard Stiegler et Daniel Ross, What makes life worth living: on pharmacology, English edition (Polity, 2013).

Fin de la parenthèse [ … ]

La transgression reste cependant un concept relatif à un contexte particulier, d’où l’importance de bien situer ce sujet à l’époque contemporaine ; les artistes n’ayant pas toujours été autorisés à ne pas suivre les règles.

Cette tension permanente entre la continuité et la singularité est à l’œuvre également, à certains égards et dans un large spectre d’appréciation, au sein des Écoles d’Art.

Ces dernières tentent de réinterroger en permanence les acquis successifs de l’Art tout en conservant un patrimoine afin de pouvoir anticiper les changements qui se produisent inéluctablement et d’en tracer les chemins.

Cet exemple illustre le changement de paradigme qui s’est substitué à un régime où l’Académie mettait en oeuvre un ordre de représentation qui avait valeur de canon : et c’est précisément parce que la norme elle-même a fini par échapper à la réalité du monde qu’elle n’a pas pu gérer le désordre provoqué par les Avants-Gardes.

La théorie de l’enaction, conceptualisée par Francisco Varela et Gregory Bateson à l’université de Palo Alto, parle de l’expérience sous l’angle de l’interaction d’un individu avec son milieu. En considérant le dispositif artistique comme une carte, on peut dès lors parler de cette expérience du point de vue du spectateur : comment peut-on le solliciter et comment peut-il échapper à ce qui lui est proposé ?

En réalité, une bifurcation ne s’accomplit jamais sans qu’une résistance du milieu n’y applique une force coercitive. Il sera question prochainement de la façon dont ce milieu influence la manière de suivre un chemin.