Bifurcation :

Carnet de recherche digressif et interactif

Etienne Baron

DNSEP5 École Européenne Supérieure de l’Image

Sous la direction de Frédéric Curien et de Désirée Laurenz.

v1.0

Résumé

Mémoire soutenu à l’ÉESI de Poitiers-Angoulême sur la question de la Bifurcation comme manière de singulariser des pratiques artistiques - Il sera question de faire un focus sur les pratiques numériques en art (développement, installation, création …).

Mots-clés : art numérique, édition numérique, bifurcation, digression, contingence

Remerciements

Je remercie Frédéric Curien et Johanna Schipper pour avoir accepté la codirection de ce mémoire, et également Thomas Leblond ainsi que Audrey Ohlmann pour le suivi éditorial.

Que soient également remerciées les précédentes promotions du Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique qui, sans le savoir peut-être, m’ont apporté un terreau d’échanges et de réflexions inégalable.

Sommaire

Introduction : D’une digression à l’autre …

Un travail de recherche, qui comprend également de manière plus large les pratiques artistiques, se caractérise par un ensemble de processus dans lesquels ce que l’on fait, ce que l’on pense et ce que l’on crée sont amenés à se transformer. Parmi ces processus, le plus notable et en même temps le plus insaisissable est sans nul doute celle de la bifurcation.

Tenter de saisir, au travers du témoignage de ses propres bifurcations, la nature même de cette notion permet d’engager une démarche de pensée portant, non pas sur la description de son travail, mais sur les choix opérés et les associations réalisées au sein d’un parcours singulier.

En ce sens, les outils numériques que je me suis appropriés et ma manière de les utiliser révèlent un trait spécifique de ma trajectoire : parvenir à ce que la conscience aiguë de la technique fasse corps avec une forme qui lui est propre afin que sa matérialité communique du sens.

En quoi la bifurcation traduit-elle la singularité d’une pratique artistique autour du numérique ? Dans un premier temps, il sera question de la nature même de cette espace où l’on bifurque afin de pouvoir définir ce qui en fait une forme de singularité avant de finir sur l’enjeu même de différenciation.

1.0 Introduction

Le regard est une des clefs essentielles d’appréciation au sein des systèmes présents dans les arts visuels, et la carte en propose sa plus étonnante synthèse. L’objectif n’est pas de décrire une nomenclature dans sa globalité mais d’en commenter sa dimension heuristique au travers d’une dialectique du regard ainsi que d’une notion, celle d’outil, développée par Gilbert Simondon.

Une introduction à la pensée cybernétique sera ensuite proposée afin de répondre à la question de la conservation et de la transmission de l’information, tant dans sa forme que dans son message, et de ses enjeux de représentation dans l’objectif de s’accorder sur une signification commune pour penser les tensions au sein d’un système.

1.1. La carte : dimension heuristique de la bifurcation

En étudiant la carte dans sa dimension heuristique, on va supposer que l’approche visuelle en constitue la première base d’appréciation : quelles formes ? Quelles figures de représentation sont mises en œuvre pour introduire le regard dans le dispositif de la carte ?

« Ce livre est l’histoire d’un voyage et d’un regard qui prend la carte géographique du monde comme motif et comme modèle artistique d’une esthétique ouverte sur l’infini. Ainsi en parcourt-il les différentes figures pour dessiner de nouvelles formes de vision. L’outil cartographique de l’art, œil-monde, puise sa naissance au XVIeme siècle de Léonard de Vinci et de Brueggel jusqu’à sa traversée plus contemporaine de Duchamp à Jasper Johns ou Robert Smithson. Tour à tour descriptif, allégorique, entropique, ce regard icarien et terrestre nourrit toute les histoires du trajet, déplacement des dérives en art à travers l’hétérogénéité de ses procédures et de ses médias. La reconstitution de l’oeil cartographique ouvre sur un autre monde, celui du virtuel : redéfinir l’esthétique de l’immanence dans un monde habité de toutes les violences, tel pourrait être les enjeux de l’œil éphémère propre à notre présent – Christine Buci-Glucksmann, L’œil cartographique de l’art, Collection Débats (Galilée, 1996). »

On peut également envisager cette dimension heuristique au travers d’une dialectique : celle du regard global, étendu à l’extrême et qui procède d’une mise à plat de l’environnement, et celle du regard local, lorsque l’on chemine sans connaître notre environnement dans sa totalité. C’est cette dernière qui procède de la représentation d’un réel en acte.

La chute d’Icare, en souhaitant s’échapper de l’influence de son Père Dédale, le créateur du Labyrinthe, peut être interprétée comme une tentative de sortir du chemin, bien que cette tentative de s’élever pour mieux surplomber le monde lui sera fatale, à tel point qu’il finira par se brûler les ailes avant de sombrer dans la Mer Égée.

Toute tentative de circonvenir le monde dans son intégralité est vouée à l’échec, le regard global nous rend aveugle en cherchant à ne pas nous faire égarer.

image

« Labyrinthe de la Cathédrale de Chartres » (12,88 m de diamètre, Chartres, 1200).

En revanche, les récits d’apprentissage et de formations spirituelles partent d’une fuite, et cette distinction avec la fugue est essentielle puisqu’au lieu de chercher à échapper au monde, il s’agit de se perdre pour mieux retrouver les chemins afin de revenir vers une expérience consentie du réel.

image

Robert Smithson, « Spiral Jetty » (457 m de long et 4,5 m de large, Salt Lake Utah, 1970).

On va considérer l’outil comme une extension des capacités humaines – Gilbert Simondon et Nathalie Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Nouvelle édition revue et corrigée, Philosophie (Aubier, 1958). – c’est à dire l’ensemble des moyens techniques manipulables pour penser, communiquer ou agir sur son environnement et ses pairs ainsi que les types de rapports entretenus avec ces dispositifs dans cette relation au monde.

La notation est un outil en ce sens qu’elle permet d’inscrire un signe sur un support et par extension de transformer ce signe en objet physique, celui-ci devenant un symbole pouvant se transmettre, se dupliquer, mais surtout communiquer un sens entre deux récepteurs, bien qu’il ne s’agisse pas de procéder dans cet exemple à une étude de la communication.

La bifurcation au sein de la digression ou l’inverse ? Les figures de la bifurcation rentrent dans les domaines de l’interactivité. L’œuvre processuelle entretient la question du chemin comme fin en soi et fait écho à la poétique de l’œuvre ouverte d’Umberto Eco, ou l’activité du spectateur est la condition de l’entrée dans celle-ci.

Si, pour – Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Collection « Critique » (Éditions de minuit, Paris, 1980). – le télos détermine un cap comme finalité, le rhizome, quant à lui, trouve sa fin dans les relations qu’il tisse entre les choses.

Les processus de transformation qu’il opère et le devenir de ces choses créent du sens à la bifurcation en introduisant la délinéarisation au sein des perspectives multiples.

image

Chez – Jean-Louis Boissier et Jean-Noël Lafargue, La relation comme forme: l’interactivité en art, 2008. – la carte interactive dessine un chemin que l’on peut marquer et annoter, notamment au travers de ses Perspecteurs qui sont des outils de création liés aux systèmes de représentation de la perspective.

Les papyrus comportent des signes qui relèvent de leur apparence mais qui renvoient plus fondamentalement à leur architecture, à leur croissance, à leurs comportements, à leurs échanges. Ces signes d’articulation relationnelle sont perçus spécifiquement par le cerveau où ils instaurent des systèmes d’intellection distincts des langues, tout en contribuant à leurs écritures.

Le spectateur partage la possibilité de bifurquer et de choisir ou non le chemin. Celui-ci se construit et se reconstruit au travers de boucles en fonction des interactions.

image

André Boucourechliev (1925-1997): Archipel I, per 2 pianoforti e 2 percussionisti (1966/1967)

Cette possibilité se retrouve également dans les partitions de Boucourechliev où sont définis un ensemble d’éléments musicaux pouvant être interprétés dans n’importe quel ordre.

image

Cornelius Cardew: Treatise. Page 183, 1963-1967

image

Iannis Xenakis, La Légende d’Éer et Jonchaie, 1986

Cette digression peut aussi se révéler au travers d’un dispositif permettant de traduire une manifestation du temps :

Un triangle, solide absolu, n’a pas de manifestation du temps et la forme est entière en soi ; en revanche, le nautile ou le fossile est la manifestation des couches successives qui composent la forme totale et qui ne cesse d’émerger en tant que présence sans cesse réactualisée

Le geste de dessiner devient un moyen de rendre compte de ce présent sans cesse réactualisé, faire trace c’est inscrire du temps.

L’échantillonnage est caractéristique de toute forme de perception et d’interprétation du monde – le domaine visible, la fréquence visuelle, … – et si l’intelligence humaine ne permet que d’en saisir un aspect, c’est sa capacité à construire une réalité à partir de données parcellaires qui va jouer sur son expérience : la sensibilité transcende la pensée analytique dans son incomplétude même.

La théorie de l’énaction, conceptualisée par Fransisco Varela, Gregory Bateson – Paul Watzlawick, Janet Beavin Bavelas, et Don D. Jackson, Pragmatics of human communication: a study of interactional patterns, pathologies, and paradoxes (Norton, 1967). – à l’Université de Palo Alto, parle de l’expérience sous l’angle de l’interaction d’un individu avec son milieu. En considérant le dispositif artistique comme une carte, on peut dès lors parler de cette expérience du point de vue du spectateur : comment le solliciter et comment celui-ci peut échapper à ce qui lui est proposé ?

Platon racontait que Socrate critiquait le dispositif de l’écriture qui ne répondait pas, selon lui, à la question de la perte de l’expérience pure : seul l’apprentissage oral par cœur permettrait la condition de la stricte conservation du savoir car c’est au travers d’un canal de communication intermédiaire que s’opérerait une perte d’information.

C’est en questionnant le dispositif que Socrate pose le problème du langage et de ses manifestations, ce que Marshall McLuhan résumera au travers d’une phrase ayant dépassée la notoriété de son auteur-même :

The medium is the message

1.2. Logique et sémantique de la bifurcation

Pour creuser en profondeur la logique et la sémantique qui découlent de la bifurcation, nous allons voir en quoi l’approche analytique de la cybernétique de – Norbert Wiener, Cybernétique et société: l’usage humain des êtres humains, 1952. – et à laquelle se rattachent les théories de l’information de – Claude E. Shannon et Warren Weaver, The mathematical theory of communication (University of Illinois Press, 1975). – ainsi que celles issues des recherches en science sociale de l’Université de Palo Alto dans les années 1960, permet de penser les relations et interactions au sein d’un système.

Norbert Wiener était un spécialiste de l’énergie ayant travaillé sur la notion de cybernétique ; celle-ci part du constat que la machine permet aux humains de sortir de leurs limites physiques – un camion équivalant à 10 000 jambes – mais que les sociétés, en créant ces machines, dévorent de l’énergie de manière exponentielle parallèlement à leurs complexifications.

Ce paradoxe selon lequel la plus grande dépense énergétique du monde contemporain proviendrait de la conception et de l’entretien des machines et systèmes complexes destinés à simplifier le travail et faciliter les échanges motive Bernard Stiegler à ce que l’on relise d’un œil neuf les théories de Wiener pour penser une nouvelle dialectique, celle de l’entropie et de la néguentropie.

Toute forme de propension au chaos et à la dispersion dans un milieu peut trouver, dans une force inverse, un mouvement catalisé dans une direction au sein d’un espace ou d’un flux.

C’est notamment pour répondre à cette problématique que la théorie cybernétique propose un modèle qui prend pour cadre la question des interactions, la nature de son réseau ainsi que ses modes de diffusions en son sein : qu’est-ce qui entre et ce qui en sort, y a t-il réciprocité dans les échanges et quelles transformations produisent-elles ?

En étudiant ainsi les interactions de manière logique et en définissant l’ensemble d’un système donné par ses connecteurs, balises, fonctions, objets et classes, il est possible de décrire un langage en son sein et la sémantique qui lui est associée.

Dans une carte, la représentation, la localisation et le code visuel utilisé sont liés. Les signes graphiques sont des objets intégrés dans des classes qui interagissent entre elles : on considère par exemple que la représentation géographique des fréquences de précipitations au sein d’une zone donnée fluctue en fonction de la représentation du relief montagneux.

Les pages du web sémantique qui indexent les données sous forme de table dans des base de données sont des formats de représentation destinés à être lus par des machines ayant pour tâche de les indexer, de les référencer et de les actualiser.

En présentant des ontologies, le lexique, en définissant un ensemble d’éléments par une série de représentations, permet de s’accorder sur un sens dont l’unanimité devient la condition de cette transmission du savoir.

image

Robert Morris, « Card File, 1962 » (Tiroir de fichier métallique monté sur planche de bois fixée au mur et contenant 48 fiches cartonnées et indexées, Métal, bois, papier, 68,5 x 27 × 4 cm, Centre Pompidou, Paris, 1992).

image

Richard Serra, « Verblist, 1967-1968 » (crayon sur deux feuilles de papier, 25,4 x 21,6 cm, MoMA New York, 2016).

La base de données de Robert Morris et les listes de Richard Serra proposent des pièces dont la finalité se trouve dans la description et la classification de leurs procédés. En procédant à une mise à plat des concepts, les artistes conceptuels ont cherché à établir une grille de lecture pour poser la condition d’une œuvre non plus en tant qu’objet en soi mais comme le résultat de décisions, opérant une mise à plat de leurs pratiques et de leurs définitions afin de les reconfigurer.

Le signifiant, le signifié et le signe permettent de définir dans le champs linguistique une perception analogique du monde.

Les langages et les signes peuvent être séquencés et analysés par des balises sémantiques, devenant une information au sein d’une base de données structurelle où chaque data extraite devient autant de port I/O vers d’autres bases de données, générant à leur tour de nouvelles interactions.

L’état actuel de la recherche de l’apprentissage profond – voir Ian J. Goodfellow et al., « Generative Adversarial Networks », arXiv:1406.2661 [cs, stat], 10 juin 2014. – montre que la question du séquençage par la machine ne fait que s’accélérer, celle-ci devenant capable de développer des patterns pour extraire et trier ainsi que de proposer une infinité de modes de représentations.

image

Jean Christophe Bury, qui développe un algorithme qui extrait des signes liés au monde de la bande dessinée et des arts visuels, montre cependant la difficulté du deep learning à soumettre des modèles dans des domaines spécifiques sans en comprendre la logique.

image

softwarestudies.com, Time-covers-all_montage-hor, All covers of Time magazine (1923-2008) organized by publication date (left to right) - horizontal format (nor rotated), 23 Octobre 2009

Lev Manovich, qui a écrit « Le langage des nouveaux médias », travaille également sur des systèmes d’analyse d’images pour en extraire le maximum d’informations afin de penser à des modalités d’interactions au sein de ses propres bases de données. La recherche des singularités plutôt que des correspondances devient la condition de la mise en forme de données ayant désormais une valeur plastique.

Une information devient état lorsque celle-ci est associée à une valeur qui change au cours d’un processus. La transmission de ses caractères permet de lutter contre une entropie jusqu’à une certaine limite structurelle, telle que les lois de la thermodynamique dans un système énergétique.

transition

Si la crise du capitalisme actuel est directement corrélée à la question de l’urgence climatique, c’est qu’il s’agit d’une part de l’incapacité de résoudre les contradictions entre entre les désirs infinis de l’humanité et les limites physiques du terrestre et d’autre part dans la résurgence du pathogène comme un risque pour l’homéostasie d’un corps donné, justifiant des dérives sécuritaires et liberticides.

La pensée eugéniste – qui découle de l’application des méthodes d’organisation sociales dérivées des travaux de Thomas Robert Malthus, Essai sur le principe de population. 01. 01. (Flammarion, 1826). – est une impasse puisque la sélection et la transmission de caractéristiques d’un système n’est pas une fin en soi : elle ne doit pas prétendre à l’ordre ni à l’efficacité.

Pour – Ivan Illich, La convivialité (Édition Points, 1971). – plus un système va chercher à s’ordonner, plus il créera du désordre, autrement dit à une force concentrique va s’opposer une force de dispersion qui réduira son mouvement : c’est ce qu’il théorise sous le nom de mnémozyne, en référence à la divinité grecque du chaos.

Et c’est dans l’ouvrage de_Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser? 1: L’immense régression (Éditions Les liens qui libèrent, 2018)., que celui-ci invite, en récupérant un verbe du vocabulaire de Jacques Derrida, panser, à prendre en compte, au sein de ces relations qui existent entre les systèmes et leurs structures, ces tensions afin de préserver notre capacité de création et de changement.

Mais si on a pu constater qu’observer les systèmes, comprendre leurs relations afin de proposer des manières de dépasser les tensions inhérentes à ces structures permettait de proposer des formes de bifurcation, il sera fait état de la difficulté de souligner la singularité d’une proposition de ce type.

2.0 Introduction

Qu’est-ce que la singularité et en quoi constitue t-elle ici un paradigme ? Après avoir défini ces termes et leurs relations, il sera étudié une application de cette dynamique au travers d’un exemple afin de mettre en lumière la notion d’individuation de Gilbert Simondon et Carl Gustav Jung.

La conception et les modes de traitement des systèmes algorithmiques interrogent cette notion et pose aujourd’hui l’enjeu même du conditionnement des formes de bifurcation où nous tenterons d’établir la parole subjective comme un agent actif pour y échapper.

2.1. État et passage au sein d’une bifurcation

Pour interroger au sein de la bifurcation la question du paradigme de la singularité, il convient de se demander s’il existe une manière de faire et de penser les choses qui puisse permettre de se singulariser. Quel est le marqueur le plus approprié qui permettrait de souligner la bifurcation ?

Le paradigme est un terme d’épistémologie qui définit des modèles de représentation du monde décrit par – Thomas Samuel Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, 1962. – Dans cet ouvrage, celui-ci est défini comme :

« [ … ]ensemble des croyances et techniques communes à un groupe donnée (…) ensemble de solutions données d’énigmes concrètes qui peuvent remplacer les règles explicites en tant que base de solution [ … ] »

Samuel Kuhn considère l’histoire de la recherche scientifique comme la succession d’un ensemble de modèles réactualisant les éléments des objets d’études et devenant de fait un standard.

La connaissance est un processus dont le dynamisme s’inscrit dans la nature double de l’Homme, à la fois corps social et également capable d’individuation, à la manière de ce que définissaient Gilbert Simondon et Carl Gustav Jung :

« Ce qui différencie l’autre dans la même espèce et le fait exister individuellement. »

Pour développer cette notion d’individuation, un pas de côté sera effectué au cours de ce chapitre pour évoquer le témoignage de mon expérience de la bifurcation ainsi que le retour d’un autre interlocuteur.

Durant le confinement, les rendez-vous pédagogiques entre les étudiants et les enseignants se sont poursuivis à distance, les échanges ont été réalisés grâce à des logiciels et des plateformes de visioconférence.

Et c’est par le dialogue suivant que va se dessiner ici cette bifurcation d’idées qui cherche et qui tente de cerner une forme de singularité :

[ JE ]

La création d’un site web personnel pour compiler mes travaux m’a posé un certain nombre de problème : comment parvenir à lier un ensemble hétérogène et le rendre lisible pour rendre compte d’un parcours chaotique ?

J’ai donc tenté de penser mon travail sous la forme d’un rhizome, dont les branches croiseraient mes travaux passés et en cours avec mes recherches et mes collaborations.

Certaines branches restaient ouvertes et continuaient à se déployer tandis que d’autres étaient des survivances d’états passés à un instant t.

C’est ainsi que j’en suis venu à parler de bifurcation : en digressant continuellement, je n’avais fait que m’éloigner des chemins que j’avais moi-même balisés.

Et il est d’autant plus ennuyeux de constater que la fugue ne constitue en rien une fin en soi, puisqu’en ne se raccrochant qu’à son propre mouvement, elle ne propose pas d’issue en soi : on ne fait que continuer à se perdre…

C’est ce dont Heidegger nous parle en évoquant l’image de ces « chemins qui ne mènent nulle part » : à prendre conscience de la manière dont certains sentiers nous laisseraient entrevoir des sorties qui ne seraient que des impasses ; les poursuivre nous amènerait inéluctablement à rebrousser chemin.

Peut-être que l’erreur 404 pourrait nous emmener vers un raccourci mais elle ne déboucherait finalement que sur un terrier de lapin.

Dès lors, on finit par ne plus bifurquer du tout. Il ne faut cependant pas reconsidérer notre mouvement, mais notre position. Il s’agit de prendre de la hauteur.

Pour revenir sur l’histoire de mon site web, il fallait que je trouve une manière de tracer une carte de l’ensemble de mes activités diverses pour les survoler d’un seul coup d’œil.

Pour en concevoir la topologie, il a également fallu que je définisse les particularités de chaque projet et que je cerne leurs relations proxémiques ; aucuns projets n’étant à la même échelle ni au même niveau de complexité.

Traverser à rebours ce chemin, c’est poser les bases d’une démarche de création et de conception qui m’est propre. Arpenter la chaîne d’un système en suivant son fil rouge permet de se confronter à la contingence.

Selon Jean-Louis Boissier, dans son ouvrage La relation comme forme, l’algorithme pose des conditions dans la manipulation de variables afin d’aboutir à des résultats, probants ou non, attendus ou inattendus. L’ensemble de ces pistes est une forme en soi, celle de la prospection. Mais ce qui est au cœur de la logique algorithmique est avant tout la gestion de l’aléatoire.

Ce qui va le différencier d’un modèle probabiliste, c’est le fait de réduire petit à petit le nombre de possibilités afin d’aboutir à un choix. On pourrait concevoir une infinité de chemins chaotiques que l’on baliserait en restreignant le champ d’action.

Les géants du Web, que l’on regroupe généralement sous l’acronyme de GAFAM ou BATX pour la Chine, ont basé leur modèle d’entreprise sur la maîtrise de l’ensemble de la chaîne d’un système, en l’occurrence les datas.

Cette précision est importante : une donnée n’a de valeur que par les relations qu’elle peut tisser avec son environnement.

La mise en place d’un système expert, en proposant des services et des infrastructures pour des usages aussi divers que la fouille de données ou la visualisation de flux, impose de montrer qu’un complexe existe, dont la nature sera précisée dans le prochain chapitre.

Et c’est justement pour décortiquer ces complexes qu’il me paraîtrait judicieux que des outils critiques en art soient disponibles et accessibles pour casser ces relations en circuit fermé, notamment en détournant et en comprenant ces technologies. Il en est ainsi des stratégies mises en place, que je nommerai ici « patterns », dont l’objectif est de nous faire rester dans un circuit en vase clos.

La rétroaction qui survient répond dès lors d’un processus d’adaptation à un nouvel environnement, ce mécanisme de retour, ou « feedback » selon le vocabulaire de Norbert Wiener, est une des caractéristiques essentielles de la théorie cybernétique que l’on retrouve sous le nom d’IHM ou Interfaces Hommes-Machines.

« [ … ] la société ne peut être comprise que par une étude des messages et des dispositifs de communication qu’elle contient ; et que, dans le développement futur de ces messages et de ces dispositifs, les messages entre l’homme et les machines, entre les machines et l’homme, et entre la machine et la machine sont appelés à jouer un rôle sans cesse croissant – Norbert Wiener, Cybernétique et société: l’usage humain des êtres humains, 1952. »

2.2. Détour sans détour, paradoxe de la singularité

[ IL ]

Détour sans détour ?

En bifurquant, on continue à suivre un chemin, même en prenant des détours.

S’il y a un chemin, c’est que quelqu’un est passé avant, mais si celui-ci devient de plus en plus tortueux, peut-on le prendre même au mépris du risque ? Est-ce qu’on le défriche ? Il n’est jamais facile de savoir si l’on retombera sur notre chemin.

Détour sans retour

S’égarer volontairement suppose de baliser son chemin pour mieux se perdre, et ce dans le but de commettre une effraction, de briser la barrière pour arriver quelque part sans y avoir été attendu.

Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1935. – posait comme postulat la remise en question du caractère singulier de l’objet d’art en tant que présupposé de sa valeur pour en privilégier les processus et les interactions.

Et c’est précisément parce que les intelligences artificielles conçoivent des modes de traitement des données sous l’angle des similarités et privilégient les solutions établies les plus efficaces qu’elles ne parviennent pas – selon la thèse de l’article de Lev Manovich, « Une esthétique post-média », appareil, nᵒ 18 (13 avril 2017), https://doi.org/10.4000/appareil.2394. – à véritablement se singulariser.

Il s’agit de définir des chemins, non pas sous l’angle de la possibilité mais sous celui de la potentialité.

Ainsi, les modèles virtuels proposés par le numérique, notamment par la simulation, permettent d’échapper à la résistance qu’oppose la matière physique dans ses manipulations.

L’exploration des possibilités d’un médium au travers de ces innovations techniques permet d’en renouveler son langage.

Le fait de filmer en extérieur, de sortir du studio grâce à la miniaturisation des dispositifs de captation, déplace le regard vers de nouveaux champs inexplorés, une caméra portable donne un degré de liberté que ne permet pas un rail de traveling.

Lorsqu’on explore l’histoire des médias depuis leur création, on voit qu’ils ouvrent tous de multiples possibilités ; c’est la standardisation des procédés et usages qui réduit le champ des possibles en limitant le nombre de dispositifs.

Si nos outils de création sont soumis à la normalisation, ils peuvent nous emmener à affirmer que :

L’art c’est l’exception, la culture c’est la règle.

Il y a quelque chose dans la digression qui relève d’un langage, d’une écriture et non plus d’une figure rhétorique au sein d’un discours – te souviens-tu de la parenthèse ? – peut-être serait-il intéressant de le développer ?

Qu’est-ce que supposerait l’expérience de la digression dans une œuvre interactive ? Est-ce qu’elle en renouvellerait sa représentation ?

Il faut maintenant poser un certain nombre d’hypothèses, se faire un schéma expérimental : s’agit-il de faire perdre le spectateur, de capter son attention ou carrément de l’empêcher de digresser ?

La scène de torture d’Alex, lorsqu’il est sur le fauteuil, les yeux écarquillés – dans le film de Stanley Kubrick, « Orange Mécanique » (2h 16min, 1972). – montre bien avec quelle violence on peut aller pour capter l’attention de quelqu’un sans son consentement !

image

Car ce que l’on raconte par le médium et ce que l’on choisi de montrer découlent de cette intention de départ, proposer des chemins multiples pour échapper à cette captation d’attention. Peut-être qu’il te faudrait développer un certain nombre de pièce où tu mettrais en exergue ces différents concepts.

Je pense notamment – comme dans le film d’Agnès Varda, « Cléo de 5 à 7 » (1h 30min, 1962). ou dans le cinéma de la modernité – à ces rencontres au coin de la rue qui commencent et finissent sans crier gare. L’imprévisibilité est une composante du monde réel, c’est ce qu’on appelle la contingence.

Et c’est aussi pour cela qu’Internet et l’hypertexte font peur. De par leurs nature délinéarisée, ils sous-tendent la digression en tant que médium et nous ramènent à l’angoisse de la perte d’attention et de l’affaiblissement de la mémoire, phénomène dont les psychologues nous mettent en garde.

Cette peur va de pair avec l’idée que cette perte nous éloignerait de notre histoire, de nos cadres structurants, et nous emmènerait vers notre fin. Le hasard contiendrait à la fois une valeur créative et une valeur chaotique.

D’une certaine manière, le Nouveau Roman – dont l’ouvrage d’Alain Robbe-Grillet, Les gommes (Les Éditions de Minuit, Paris, 1958). en est le plus caractéristique – s’est attelé à casser la structure du récit romanesque et la certitude de son inéluctable linéarité, lui permettant de dépasser les impasses formelles auxquelles le roman même était confronté.

Et c’est justement là où la digression est salutaire, lorsqu’elle redonne la possibilité d’explorer, qu’elle devient un moyen d’étendre les limites de l’art, donc de faire de l’art.

Il y a des artistes qui explorent tout le potentiel d’un médium quand d’autres démontent des systèmes. Que l’on décide ou non de casser ou de développer des formes hyper spécialisées, l’Art s’actualise par rapport à ces transformations puisque ce sont ces mêmes forces qui permettent de développer de nouveaux médias, de nouvelles formes et de nouveaux langages.

On en revient à ce que Michel Foucault définissait dans sa notion d’Épistémè, où les conditions qui définissent nos pensées et nos modes d’expressions changent en permanence et que chaque époque doit en définir à nouveau les termes.

Mais quelle est la finalité de cette digression ? Est-ce qu’elle renforce le but ? En ce sens, est-ce que le labyrinthe est la forme ultime de digression ?

Là est l’enjeu de la singularisation au sein d’une bifurcation, car les systèmes actuels digressifs amènent davantage vers un formatage : c’est l’objet de la critique de l’ouvrage de Bernard Stiegler et Daniel Ross, What makes life worth living: on pharmacology, English edition (Polity, 2013).

Fin de la parenthèse [ … ]

La transgression reste cependant un concept relatif à un contexte particulier, d’où l’importance de bien situer ce sujet à l’époque contemporaine ; les artistes n’ayant pas toujours été autorisés à ne pas suivre les règles.

Cette tension permanente entre la continuité et la singularité est à l’œuvre également, à certains égards et dans un large spectre d’appréciation, au sein des Écoles d’Art.

Ces dernières tentent de réinterroger en permanence les acquis successifs de l’Art tout en conservant un patrimoine afin de pouvoir anticiper les changements qui se produisent inéluctablement et d’en tracer les chemins.

Cet exemple illustre le changement de paradigme qui s’est substitué à un régime où l’Académie mettait en oeuvre un ordre de représentation qui avait valeur de canon : et c’est précisément parce que la norme elle-même a fini par échapper à la réalité du monde qu’elle n’a pas pu gérer le désordre provoqué par les Avants-Gardes.

La théorie de l’enaction, conceptualisée par Francisco Varela et Gregory Bateson à l’université de Palo Alto, parle de l’expérience sous l’angle de l’interaction d’un individu avec son milieu. En considérant le dispositif artistique comme une carte, on peut dès lors parler de cette expérience du point de vue du spectateur : comment peut-on le solliciter et comment peut-il échapper à ce qui lui est proposé ?

En réalité, une bifurcation ne s’accomplit jamais sans qu’une résistance du milieu n’y applique une force coercitive. Il sera question prochainement de la façon dont ce milieu influence la manière de suivre un chemin.

3.0 Introduction

Comment le complexe permet-il l’expérience de la bifurcation dans des limites imposées ? De quelle manière penser des modes de réflexion et de navigation alternatifs pour sortir de ces réseaux fermés ? Il sera proposé une analyse des différentes manières d’imposer ce type de situation par la force en décrivant la nature de leurs dispositifs.

De ce fait, la bifurcation en tant que telle sera ensuite réfléchie comme vecteur de proposition afin de déconstruire des systèmes, proposer de nouveaux imaginaires et devenir un outil de libération pour sortir des chemins sans issue, voués au précipice.

3.1. Complexe et décentralisation

Il a été vu précédemment qu’une résistance s’opérait dans un milieu afin d’échapper à un processus d’individuation, et ce malgré la possibilité de se différencier : comment ce mouvement inverse nous donne-t-il l’impression d’être dans une supposée expérience de la bifurcation, de quelle manière peut-on échapper à cette attraction ?

Un complexe peut se définir comme un ensemble d’éléments composés entretenant des rapports nombreux d’aspects différents dont le sens est à première vue difficile à saisir par l’esprit :

« Il convient d’attacher au mot complexe un sens d’hétérogénéité qualitative, se superposant à la multiplicité quantitative. Celle-ci intervient seule au contraire dans la signification du mot composé. Pour rentrer dans le vocabulaire philosophique courant, on peut dire que le complexe est de l’ordre de la compréhension, le composé de l’ordre de l’extension – André Lamouche, Le Principe de Simplicité (Gauthier-Villars, 1955). »

L’expérience utilisateur ou UX conçoit les formes d’une exploration où le spectateur est confronté à des choix simples qui l’amènent à suivre un circuit de plus en plus familier, dont la complexitée des relations lui est cachée, tout en lui donnant l’impression de bifurquer par l’exploration.

Au travers du complexe se dessine une carte des manifestations du pouvoir proposant une multiplicité de chemins tout en fermant d’éventuelles sorties. Le paradoxe des réseaux globalisés est de fournir une multitude d’embranchements tout en balisant ces choix par de multiples intermédiaires.

L’interface utilisateur est le dispositif de communication entre l’utilisateur et ce complexe. Celui-ci conçoit les champs des modalités des interactions possibles : un profil d’utilisateur n’est que l’abstraction d’un tableau contenu dans une base de données et ne dit rien de la manière dont la data en elle-même est traitée.

Les dispositifs de capture et de sollicitation de l’attention se retrouvent entre autres dans les champs du marketing et de la surveillance. Ceux-ci sont amenés à opérer de deux manières : par la normalisation et par la synchronisation.

Normaliser, revient à imposer un ordre associé à une logique disciplinaire sous la forme d’un contrôle et à mettre en place des formes de répressions en cas de dispersion. Et ce, tout en veillant à permettre une souplesse suffisante en son sein, nécessaire à sa conservation : elle ne cherche pas à empêcher la bifurcation, mais à en restreindre le mouvement.

C’est ce qui est décrit dans l’ouvrage de Michel Foucault, Surveiller et punir: naissance de la prison, Collection TEL (Gallimard, 1975). – dans lequel le régime d’une normalisation prendrait la forme d’une autorégulation qui viendrait conserver l’homéostasie du système mis en place, et ce au travers du panoptique.

Mais dès lors qu’un système décentralisé, composé d’un maillage souple et partant de la périphérie, remplace un pouvoir centralisé, s’opère également une externalisation du régime de contrôle. Cette transformation est notamment décrite dans l’essai de Paul Virilio, Vitesse et politique: essai de dromologie, Collection l’Espace critique (Galilée, 1977).

Synchroniser, c’est encourager la dispersion en favorisant des occurrences de plus en plus similaires afin de les amener finalement à pointer dans la même direction : le mouvement de la bifurcation devient lui-même un outil de contrôle.

La crise sanitaire pourrait imposer aux sociétés que les citoyens fournissent leurs données personnelles. L’exemple de la Chine, qui gère les citoyens comme des unités productives, montre bien que la question du contrôle des corps et des esprits par des moyens étatiques, voir cognitifs, est au cœur de l’ordre disciplinaire.

En effet, si l’esprit intime pouvait auparavant servir de bulle de confinement, les espaces mentaux sont désormais considérés comme des territoires pouvant être envahis par des systèmes de capture de l’attention, qui par le biais d’agents numériques – smartphones, objets connectés… – introduisent des nouvelles formes de certification et de promotion.

Les intelligences artificielles sont amenées à comprendre ces éléments de rites et de synchronisation en flux continu afin de tracer et d’anticiper nos déplacements et nos comportements. Le dispositif de contrôle cherche à fusionner avec le premier régulateur humain qui est celui du regard social.

Il s’agit pour ce régime de contrôle de dissuader toute sortie du groupe, et également de se substituer à des marqueurs sociaux précédemment établis – bien que cette sortie du groupe puisse t-être considérée comme un rite d’initiation dans certaines sociétés – : de nouvelles formes de mise au ban sont définies pour conserver l’homéostasie de ce nouveau système, excluant toute possibilité de s’en émanciper, puisque cela équivaudrait à la mort ou au blâme.

Le travail collaboratif distribué implique, quant à lui, le partage et la synchronisation des données ou chacun serait son propre émetteur et diffuseur, sans niveau de hiérarchisation : Cette idée est défendue par Don Foresta au travers de sa recherche sur le multi casting afin de permettre d’échapper au problème de l’œil unique.

3.2. Comment ne pas suivre le chemin

image

Gébé, L’An 01 (édition du Square, 1972).

En analysant la bifurcation en art comme moyen de lutter contre des outils de propagande, comment celle-ci peut-elle proposer en contrepoint des outils de libération ?

Ne pas suivre le chemin constitue un énoncé qui introduit sa propre contradiction : pour bifurquer, il n’est pas possible de se dire de ne pas suivre le chemin, la solution au syllogisme serait de ne tout simplement pas cheminer.

Comment échapper au dilemme selon lequel ne pas suivre l’ordre reviendrait à se perdre et que suivre le chemin mènerait droit vers le mur ? La bifurcation n’est plus introduite ici comme une possibilité, mais comme une nécessité, voire une condition de survie.

image

Lana et Lilly (en tant que Frères Wachowski) Wachowski, « Matrix » (1h 30min, 1999).

Cette contradiction est portée dans la métaphore visuelle de la « pilule rouge »,, qui opposerait, selon les termes de ce dilemme, le choix de se singulariser (pilule rouge) à celui de rester dans le déni (pilule bleue). Cette opposition un brin caricaturale ne doit cependant occulter le fait que la déconstruction d’un complexe et de sa relation au pouvoir ne signifie pas forcément rejoindre un mouvement de dissidence.

Ce qui pose problème, ce n’est pas tant d’ affirmer la négation « il ne faut pas suivre le chemin » que de confirmer l’affirmation « voilà comment ne pas suivre le chemin ». l’énoncé doit souligner le caractère de potentialité de cette affirmation.

Partir de ce biais permet d’amener une réflexion sur la crise systémique actuelle, celle du capitalisme et du basculement sur une transition écologique, portée non pas par la pensée de la fin des Temps, mais par la capacité théorique et pratique à faire émerger d’autres régimes pour penser les imaginaires systémiques.

Selon les modèles de prédiction énergétique, la décroissance est envisagée mais les mécanismes de certification qui devraient l’accompagner – extraction des matières premières, techniques, transports et distributions… – n’existent pas encore.

Les dernières disruptions technologiques restent encore liées à un modèle de société productiviste à énergie illimitée et à faible coût. Cependant, si rien n’est tenté, le coût de cette non-gestion serait estimé à 10 000 Md de US$.

Les machines ont fourni un profit faramineux, sans équivalent, diminuant la productivité globale des humains, mais elles ont été corrélées à une plus forte pollution et à un accroissement des inégalités, voire à l’exclusion de groupes entiers.

Cette exclusion, au-delà de la logique du régime disciplinaire, se retrouve également au sein des organisations.

image

Domaine Public, « Les Union Stock Yards en 1947 » (Prints and Photographs division de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis sous le numéro d’identification fsa.8c19586, 2009).

L’exemple des abattoirs de Chicago illustre ces systèmes où la déviation n’est pas possible : la bête devient le produit d’une chaîne de tri à l’issue identique pour chaque tête, sans aucun pouvoir d’action ni maîtrise des mouvements. Elle est condamné à suivre le chemin jusqu’à leur mort.

Un autre exemple est le CAPTCHA, un système de certification de base de computation humaine qui nourrit les intelligences artificielles. Des travailleurs précaires sont employés pour effectuer des validations pendant des journées entières.

La critique de ces nouvelles situations d’aliénation part de la contestation de ce travail de validation à la chaîne et de la précarisation des conditions d’existence amenant à durcir la vie de tous les prolétaires, sans aucune possibilité d’en sortir.

Ainsi, selon Bernard Stiegler, la pensée à l’instar de la technique est une néguentropie, la bifurcation doit permettre de s’échapper d’un système entropique, tout en veillant à tracer un chemin propre et identifiable.

Si la machine numérique ne s’intéresse qu’au domaine du calculable jusqu’à potentiellement une infinité de limites, l’intelligence humaine, cependant, est infiniment plus intelligente car elle est justement capable de bifurquer.

L’algorithme agit en tant que processus, sa logique est mathématique et philosophique. Le calculable nous éloignerait-il de la contingence ? Or l’imprévisibilité étant une composante de la vie, doit-on pour autant abandonner la poésie ?

Les exemples qui suivent montrent pourtant que des travaux de recherche menés par des esprits créatifs, en décloisonnant leurs champs d’études, permettent des découvertes au-delà de ce que pourraient permettre leurs disciplines.

Claude Shannon, père de la théorie de l’information, était de ce fait également jongleur monocycliste. Il a pourtant théorisé, malgrés son caractère fantaisiste, le fait qu’un message perdait de l’information en fonction des canaux d’émission, de diffusion et de réception (chaîne de la transmission), et que la limite à laquelle ce message pourrait encore être lisible pouvait être atteinte à une certaine vitesse (limite de Shannon).

image

Tomàs Saraceno, « In Orbit » (architecture et installation, 2013).

image

Ewen Chardronnet, Mojave épiphanie (Inculte-Dernière marge, 2016).

image

Portrait officiel de Luther Blissett, personnalité fictive adoptée par de nombreux collectifs et mouvements activistes au cours des années 90

Tomàs Saraceno, à l’origine du « Manifeste de l’Aérocène », Ewen Chardronnet, fondateur de « l’Association des Astronautes Autonomes », ainsi que d’une certaine manière le mouvement « Luther Blissett », explorent à la fois des voies poétiques, humoristiques et militantes de réappropriation de l’espace des imaginaires à travers l’installation, le détournement et également en explorant des pratiques liées à la mémétique.

Conclusion : … Pour finir par une bifurcation

La bifurcation est une prise de position ainsi qu’une manière de percevoir au travers du prisme de l’imaginaire. Elle amène à définir la manière de tracer un chemin qui amène avec lui un langage traduisant les différentes relations au sein d’un système.

Celles-ci révèlent toute une série de tensions comprenant des rapports de force entre deux classes de modèles qui divergent ou qui se substituent. De ce fait, on peut parvenir par ce biais à souligner des caractères de différenciation.

Parvenir à définir un complexe et son caractère coercitif n’est qu’une étape avant de procéder à une synthèse au sein d’une bifurcation permettant de penser et de créer des terreaux possibles pour des alternatives.

Peut-on finalement en déduire que la bifurcation n’est qu’une adaptation à un nouveau milieu ou, au contraire, la transformation d’un milieu par les nouvelles règles que celle-ci impose ? Il s’agit actuellement du point de divergence opposant Bernard Stiegler et Barbara Stiegler sur cette même question.

Annexes

Lexique

Ce lexique constitue un outil pour la lecture de ce mémoire. Pour définir les termes présentés ci-dessous plusieurs ressources ont été utilisées, dont l’encyclopédie Wikipédia, le portail lexical du Centre national de ressources textuelles et lexicales, ainsi que les ouvrages et documents présentés dans la bibliographie en annexe. Lorsque des paraphrases ou des citations sont utilisées dans les définitions, une référence est précisée.

Balise

dispositif de signalisation, servant de point de repère ou indiquant les chemins à suivre, marque servant à une information contextuelle.

Base de données

Une base de données permet de stocker la totalité des informations relatives à une activité. Leurs données peuvent être stockées sous une forme très structurées (base de données relationnelles par exemple), ou bien sous la forme de données brutes peu structurées voire déstructurées (base de données NoSQL Redis par exemple). Une base de données peut être localisée dans un même lieu et sur un même support informatisé ou réparties sur plusieurs machines à plusieurs endroits.

Classe

MATH. (alg., géom., trigonométrie). Ensemble de figures ou de fonctions présentant des propriétés communes. La classe des parallélogrammes, des polyèdres, des prismes, des rectangles.

Commit

Au sein du système de gestion de versions Git, un commit est un enregistrement accompagné d’un message, cela correspond à un état d’un projet géré avec Git.

Complexe

Composé d’éléments qui entretiennent des rapports nombreux, diversifiés, difficiles à saisir par l’esprit, et présentant souvent des aspects différents.

Connecteur

LING. En linguistique distributionnelle, le connecteur est un opérateur susceptible de faire de deux phrases de base une seule phrase transformée (Ling. 1972)

Contingence

Événements imprévisibles tributaires de circonstances fortuites, faits d’importance mineure.

Digression

Développement qui s’écarte d’un thème principal ou d’un chemin pour mieux y revenir.

Mais me voici m’égaillant en, je crois, des divagations qui sont proprement des digressions

(Verlaine, Œuvres compl.,t. 5, Quinze jours en Holl., 1893, p. 202).

Mais laissons cette digression et revenons à notre sujet

(Maritain, Human. intégr.,1936, p. 111).

Je multiplie les nuances, les digressions aussi, j’adapte enfin mon discours à l’auditeur

(Camus, Chute, 1956, p. 1545)

Echantillonnage

Ensemble des moyens de représentation d’un ou de plusieurs phénomènes en question sur un ordre de grandeur donné.

Entropie/Néguentropie

THÉORIE DE L’INFORM. Quantité moyenne d’information attribuable à un message constitué par un ensemble de signaux, représentant le degré d’incertitude où l’on est de l’apparition de chaque signal (d’apr. Piéron 1963, Ling. 1972).

L’information, c’est l’entropie avec le signe contraire

(Ruyer, Cybernétique,1954, p. 46).

Feedback

Réglage des causes par les effets, dans un processus d’autorégulation.

Le phénomène de feed-back qui décrit le comportement de l’être vivant ou de ses organes dans la quasi-totalité des circonstances, (…) est donc beaucoup plus riche et divers en ses manifestations que la contre-réaction de l’ingénieur automaticien.

Couffignal, La Cybernétique, Paris, P.U.F., 1972, no638, pp. 106-107.

Fugue

PSYCHOPATHOL. Impulsion morbide qui pousse un individu (généralement un enfant ou un adolescent) à quitter son milieu social, familial, et à partir souvent sans but et à l’aventure.

La fugue est toujours un signe morbide sérieux.

(Mounier, Traité caract.,1946, p. 481).

Générateur de site statique

Un générateur de site statique, static site generator ou SSG en anglais, est un programme permettant de transformer des fichiers écrits dans un format de langage de balisage léger en fichiers HTML organisés constituant un site web. Contrairement au système de gestion de contenu classique comme le CMS Wordpress, les générateurs de site statique n’utilisent pas de bases de données. Plus d’informations via le site de la communauté française Jamstatic.

Génération

Quand la forme elle-même crée, produit et se transforme à partir de la matière même.

Homéostasie

BIOL. Tendance de l’organisme à maintenir ou à ramener les différentes constantes physiologiques (température, débit sanguin, tension artérielle, etc.) à des degrés qui ne s’écartent pas de la normale.

Les équilibres dans l’organisme ne sont pas, en général, des équilibres statiques, mais des équilibres homéostatiques; ils se maintiennent malgré des conditions externes variables

(Ruyer, Cybern., 1954, p. 55)

Improvisation

Art, action de composer et d’exécuter simultanément, jouer, inventer sur le fait.

Il jouait les yeux clos et comme ignorant du public. Il ne semblait point tant présenter un morceau que le chercher, le découvrir, ou le composer à mesure, et non point dans une improvisation, mais dans une ardente vision intérieure, une progressive révélation dont lui-même éprouvât et ravissement et surprise.

Gide, Si le grain, 1924, p. 465.

Individuation

Distinction d’un individu des autres de la même espèce ou du groupe, de la société dont il fait partie; fait d’exister en tant qu’individu.

Intertextualité

Caractère de ce qui se passe entre les lignes et les sources et désignant cette chose, cette notion.

Nous appellerons intertextualité cette inter-action textuelle qui se produit à l’intérieur d’un seul texte

(J. Kristeva, Probl. de la structuration du texte ds La Nouv. critique, 1958, nospéc., p. 61).

I/O

Entrée et Sortie au sein d’un système ou d’une architecture.

Lexique

LING. Ensemble des unités significatives d’une langue, excluant généralement les unités grammaticales et donc en inventaire ouvert, envisagé abstraitement comme un des systèmes constitutifs de cette langue.

Le lexique est souvent opposé au vocabulaire, comme un inventaire d’unités virtuelles à l’ensemble d’unités réalisées dans un corpus (ou, ce qui revient au même, dans un texte)

(Greimas-Courtés, 1979).

Markdown

Inventé par John Gruber au début des années 2000, Markdown est un langage sémantique qui permet d’écrire du HTML — Hyper Text Markup Language — avec un système de balisage bien plus léger.

Mnémozyne

« Lorsqu’une activité outillée dépasse un seuil défini par l’échelle ad hoc, elle se retourne d’abord contre sa fin, puis menace de destruction le corps social tout entier. »

Ivan Illich, La Convivialité, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 11

Normalisation

POL. Retour à une situation normale, au besoin par la force, après une période d’agitation, de troubles.

Objet

Substantif pour désigner ou ce sur quoi porte l’action, Caractère de ce qui est chose en soi, indépendante du sujet.

Ontologie

[Au XIIe s. et p. réf. à la philos. aristotélicienne] Partie de la philosophie qui a pour objet l’étude des propriétés les plus générales de l’être, telles que l’existence, la possibilité, la durée, le devenir.

Open source

Open source, ou code ouvert en français, désigne les possibilités de libre redistribution, d’accès au code source et de création de travaux dérivés pour un programme ou logiciel informatique. Si la démarche « libre » est un projet humain et politique, celle de l’open source vise avant tout l’évolution technique.

Outil

Dans le sens de la pensée de Gilbert Simondon : ensemble des moyens techniques manipulables pour penser, communiquer ou agir sur son environnement et ses pairs ainsi que les types de rapports entretenues avec ces dispositifs dans cette relation au monde.

Pattern

Modèle simplifié d’une structure de comportement individuel ou collectif (d’ordre psychologique, sociologique, linguistique), établi à partir des réponses à une série homogène d’épreuves et se présentant sous forme schématique.

Proxémie

Terme forgé par Edward T. Hall dans La Dimension cachée (1962), ce qui définit les relations entre chaque ramification.

Il est surprenant que les spécialistes de l’éthologie et de la proxémie (sciences qui traitent des problèmes du « territoire de chacun ») n’aient pas songé que le bruit, associé aux autres nuisances physiques et intellectuelles de la ville moderne, constitue un des facteurs déterminants de la propension des citadins à perpétuer une inutile agressivité

(A. Alexandre, J.-Ph. Barde, Le Temps du bruit,1973, p. 35).

Rhizome

Tige souterraine vivace plus ou moins allongée, ramifiée ou non, pourvue de feuilles réduites à l’état de très petites écailles, émettant chaque année des racines adventives et un bourgeon apical qui donne naissance à une tige aérienne, légèrement enfouie dans le sol dans lequel elle pousse horizontalement ou affleurant la surface.

Signifiant

LING. Qui est porteur de signification, qui a du sens, qui fonctionne en tant que signe. Structure, unité signifiante.

Signe

LING. Signe (linguistique). Unité linguistique constituée d’une partie physique, matérielle, le signifiant, et d’une partie abstraite, conceptuelle, le signifié.

Signifié

Ce qui est manifesté, indiqué, ce qui veut dire quelque chose, qui a du sens.

Singularité

Caractère de ce qui est singulier

Une singularité baignée de banalité, telle est l’originalité créatrice: la singularité vibre dans la réussite de la forme, la banalité lui vient de cette lumière, la même pour tous, qui rend si simple le miracle d’une fleur et l’efface presque dans l’entourage, tout en l’allumant d’un éclat secret

(Mounier,Traité caract., 1946, p. 586).

Synchronisation

MÉCAN., PHYS. ,,Égalisation des vitesses et mise en concordance de phase de deux ou plusieurs machines synchrones identiques mécaniquement indépendantes (Siz. 1968). Synchronisation de machines, de moteurs.

L’observateur considéré pourra régler toutes les horloges liées à son système de référence (…). De cette manière sera réalisée une « synchronisation » tout à fait univoque des horloges du système de référence

(L. de Broglie, Théorie quanta, 1959, p. 23).

Thermodynamique

Branche de la physique qui traite des échanges entre les diverses formes d’énergie, des états et des propriétés de la matière, des transformations d’état et des phénomènes de transport.

La thermodynamique comprend l’étude des corps en tenant compte de l’influence de la température sur leurs caractéristiques

(L. Borel, Thermodyn. et énergétique, 1984, p. 1).

Transgression

Fait de ne pas se conformer à une attitude courante, naturelle.

YAML

YAML, pour YAML Ain’t Markup Language, est un format de représentation de données.

Bibliographie

Cette bibliographie est également disponible sur Zotero sous forme d’un groupe, des références peuvent être ajoutées :

https://www.zotero.org/groups/2559522/bifurcation_eesi_memoire

Ouvrages

Articles

Thèses

Multimédia

Musique

Cinéma

Table des images

À propos

Ce document, que vous lisiez la version web, la version PDF ou la version imprimée, est le mémoire d’Etienne Baron sous la direction de Frédéric Curien et de Johanna Schipper. Il s’agit d’un travail de recherche réalisé dans le cadre du Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique à l’ÉESI Angoulême-Poitiers.

Soutenance

La soutenance de ce mémoire aura lieu en les 10 et 11 mai à l’ÉESI Angoulême-Poitiers.

Version

Version v1.0, datée du mercredi 20 janvier 2021.

Version PDF imprimable.

Licence

Licence Creative Commons BY-NC-SA, Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International.

Ce mémoire, dans son système, est un fork du travail de thèse mené par Antoine Fouchié, « Vers un système modulaire de publication : éditer avec le numérique » (PhD thesis, 2019), https://gitlab.com/antoinentl/systeme-modulaire-de-publication. à l’Enssib sur les systèmes de publication et l’impact du numérique sur ses chaînes actuelles. https://memoire.quaternum.net.

Fabrication

Ce mémoire est fabriqué avec les langages, composants, programmes et logiciels suivants :

Ce mémoire est écrit en Computer Modern WebFont sous le contrat Open Font License